OPiCitations

(sur 3397 citations)

quotation

  Ainsi le clin d’œil rendrait niais. Il donnerait le vertige. Mais qu’est-ce qu’un œil ouvert, un œil fermé. Un battement. Un oui, un non. Un oui en même temps qu’un non. Une contradiction. « Ah mon Dieu oui », dit son père. « Ah mon Dieu non », dit sa mère. Le tournis vient d’un dilemme.

  Le dilemme est une division : « Une idée tombait, en voici deux. Papa me le reprochait à sa façon : — Tu coupes les cheveux en quatre. » Un devient deux et deux sont vite quatre. Car la division est récursive. Elle se divise elle-même. Une fois. Deux fois. Quatre fois. Encore et encore. Elle est multiplication de divisions. Elle prolifère. Elle s’accélère. Il s’y perd. À l’inverse de ce que l’esprit attend, c’est le choix qui fait l’impasse, c’est le fil d’Ariane de la pensée qui crée le labyrinthe, c’est le fil du glaive qui fait le nœud gordien.

Oui/non. À quoi et à qui faut-il dire oui, faut-il dire non ? Qu’est-ce qui est bien ? Qu’est-ce qui est mal ? La division crée le bien et le mal. Toute contradiction inaugure un débat moral. Toute division introduit le principe du mal dans l’harmonie originelle du bien. Et la division de la division multiplie le mal. Bien/mal. Bien/mal. Bien/mal. Le va-et-vient de la répétition noie le sujet dans l’amas des idées ingouvernables, dans le grouillis, l’infernal bourdon de la prolifération. La répétition est à l’image de son obscène mouvement, péché. La multiplication est immorale. La prolifération, c’est la chute : de la virginité à la reproduction, de l’idée à l’organe, de l’Eden à l’Enfer : « Voici un objet, un être, une idée, un sentiment, on veut les exprimer. Avec la langue, les lèvres, on lance quelques sons. Ils forment un mot, un mot pur, un mot vierge. On est un peu comme Adam nommant les créatures dans les jardins de Dieu. Bon ! On répète le mot. L’objet se précise ; on l’étreint ; comme Dupéché à sa Louise, on lui colle les lèvres sur la bouche ; il prend sa couleur, sa place dans l’air, sa place dans votre cerveau. On le répète. Tout à coup, qu’est-ce qui se passe ? Une idée arrive, bourdonnante et se pose sur votre mot : une idée, deux idées, un vol d’idées. Là-dessous, vous voyez la vôtre, mais avec cette foule d’idées étrangères attachées à son dos. Et maintenant répétez, répétez tant qu’il vous plaira. Que reste-t-il ? Plus rien de votre mot : un grouillement d’idées qui se multiplient, qui s’entredévorent. »
(Préface de Le perce-oreille du Luxembourg)